La condition esthétique de la philosophie (G. Pigeard de Gurbert)

Atelier « L’art et les beaux-arts » 2020-2021,
animé par Jacques Doly et Jean-Michel Muglioni

Séance prévue le 14 novembre 2020, reportée au 20 mars 2021

10h-12h30 visioconférence

Guillaume Pigeard de Gurbert, Professeur de Première supérieure au lycée Gay-Lussac de Limoges : La condition esthétique de la philosophie.

Présentation
(Vous trouverez ci-dessous le lien de téléchargement de l’exposé intégral)

Je partirai de ce fait, difficile à ne pas prendre en compte tant il est indissociable de son histoire, que la philosophie semble ne pouvoir se penser elle-même que dans sa relation aux beaux-arts et à l’art en général. La généralité de ce fait engage à en interroger le sens. Que l’art agisse parfois sur la philosophie comme un repoussoir ne fait que le confirmer : « le différend, c’est Platon qui le dit, est ancien entre la philosophie et la poésie » (La République, X, 607b).

Ni simple domaine voisin du sien, ni authentique territoire sur lequel elle s’exercerait de plein droit, l’art figure pour la philosophie une altérité déterminante. Cette détermination de la philosophie par l’art et plus encore par ses œuvres, prend fondamentalement deux significations, celle d’une autodétermination et celle d’une altérité constituante.

Son altérité, l’art la tient de la nature sensible des œuvres sans laquelle celles-ci ne seraient pas précisément des œuvres d’art. Or, la prise en compte incontournable de la dimension esthétique de l’art confronte la philosophie au problème de sa propre sensibilité. Et ce problème, loin d’être régional, engage la philosophie corps et âme.

On peut distinguer deux modalités principales de la condition esthétique de la philosophie. La première consiste à prendre pour ainsi dire directement le sensible en main afin de neutraliser son altérité pour en faire le corps docile que pilote l’intelligible qui s’y incarne. Cette modalité de la condition esthétique de la philosophie relève du régime mathématique de la pensée, de l’action d’intelliger, qui dissout l’altérité dans une ontologie de l’identité. On peut interpréter le faux départ de la Phénoménologie de l’Esprit, qui risquait d’enliser dans l’œuf le cycle du concept en l’installant dans la certitude sensible, comme une manière de désaveu rétrospectif, par la philosophie hégélienne, de sa condition esthétique. Repentir que l’entreprise encyclopédique aura pour objet d’effacer en situant l’intelligible au principe du sensible, celui-ci n’étant désormais plus autre chose que le corps que se donne l’intelligible en sortant de soi. Ici l’esthétique n’est pas tant le territoire du sensible que celui de l’apparence, conçue comme terrain d’action de l’intelligible œuvrant à sa propre réalisation.

La seconde modalité, la modalité pathétique, mobilise l’altérité sensible pour assurer un rapport au sensible favorable à la pensée. La philosophie y assume cette fois la sensibilité de la pensée. Elle va même jusqu’à surprendre la pensée en plein éblouissement, semblant l’exposer au joug de l’altérité. Seulement cette sensibilité de la pensée au beau est devenue une sensibilité pensante, et si le beau ravit la pensée, c’est qu’il l’exauce ce faisant. Si la condition mathématico-esthétique de la philosophie désamorçait par avance l’altérité sensible, sa condition pathétique, véritable sensibilité à l’intelligible, la simule. Dans le régime pathétique de la philosophe, la pensée pâtit bel et bien, mais de l’intelligible. C’est, au plus haut point, ce Beau qui appartient à l’éthique et dont Platon dit dans le Phèdre (250d) qu’il est ce qu’il y a de « plus éclatant » (ekphanestaton).

Ces deux modalités, quelles que soient leurs différences profondes, ont une motivation commune : faire que la sensibilité de la pensée ne compromette pas la philosophie mais garantisse sa nécessité de penser. L’esthétique mathématique commence par anesthésier la pensée afin qu’elle ne rencontre, en lieu et place de l’altérité sensible, que l’identité logique extériorisée. L’esthétique pathétique, elle, sublime l’altérité sensible en altérité intelligible.

Le déni mathématique de l’altérité sensible qui l’égale dans le temps à l’identité intelligible, comme sa sublimation pathétique, ne trahissent-ils pas l’un et l’autre deux conduites philosophiques pour conjurer la condition esthétique de la philosophie ?

Il faudrait alors tenter de suivre au plus près le travail philosophique sur le sensible à l’œuvre dans les arts, en reconsidérant, selon ce problème, la classification des différents arts qu’expose Hegel dans ses cours d’esthétique. Il faudrait, plus précisément encore, interroger cette dernière à partir de la hiérarchie qu’il établit dans L’Encyclopédie (§§ 402-403) entre le mutisme de l’affect (Empfindung) et les balbutiements du sentiment de « l’âme ressentante » (fühlende Seele). Bien qu’il garantisse a priori le primat de l’identité logique sur l’altérité esthétique, Hegel ne peut éviter le problème de l’affect qui expose la pensée à un dehors. Peut-être le sens de sa philosophie est-il à chercher dans son travail pour suturer le hiatus qui sépare l’affect du sentiment, et infléchir celui-là dans le sens de celui-ci.

Les œuvres d’art ne confrontent-elles pas la philosophie à sa propre condition esthétique qui lui fait sentir, au contact des œuvres d’art, le risque qu’elle ne pense pas et ne puisse pas penser ? Cette condition esthétique de la philosophie, qu’elle tente sans fin de se réapproprier, je propose de l’appeler « pathématique », le sens de ce terme dont l’usage s’est perdu étant largement attesté en philosophie, depuis Platon et Aristote, jusqu’au texte latin des Principes de la philosophie de Descartes. Extériorisation mathématique du même et éblouissement pathétique de l’autre ne doivent-ils pas se comprendre, en dernière analyse, à partir du risque congénital pour la philosophie d’un aveuglement pathématique ? L’art n’expose-t-il pas effectivement la philosophie à cette sensibilité de la pensée à l’autrement que pensable, sensibilité sans laquelle certes la pensée serait assurée a priori de son existence, mais qu’aurait-elle alors à penser d’autre qu’elle-même ?

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