L’idée de science et la pratique classificatoire (par C. Braverman)

Atelier L’idée de science 2015-2016
animé par Jacques Doly et Jean-Michel Muglioni

Séance du 23 janvier 2016
10h, Caphes 29 rue d’Ulm 75005 Paris, salle Langevin, 1er étage gauche

L’idée de science et la pratique classificatoire

Charles Braverman, professeur au lycée Henri Parriat, Montceau-les-Mines,
chargé de cours à l’université de Bourgogne, doctorant aux Archives Henri Poincaré de Nancy

Argumentaire :

Si réfléchir au sujet des sciences est une entreprise essentiellement philosophique, penser les sciences n’est pourtant pas l’apanage des philosophes professionnels. Le XIXe siècle en France est alors exemplaire d’une prise en charge de cette réflexion sur les sciences par de nombreux savants. Ampère, Comte, Cournot, Renouvier, Poincaré et Duhem sont quelques figures de savants qui ont non seulement eu une formation scientifique pointue, ainsi qu’une véritable place institutionnelle dans le monde scientifique, mais qui ont également contribué à enrichir la réflexion philosophique sur les sciences.

Le terme de science est ici pris au pluriel, parce que la lecture de ces auteurs du XIXe siècle atteste une prise de conscience selon laquelle le mot science risque de n’être qu’un homonyme masquant mal (ou trop) la pluralité des sciences. A travers l’institutionnalisation de certaines disciplines et l’épanouissement de nouveaux domaines de recherche, le XIXe siècle pourrait même sembler souligner l’irréductible éclatement du champ scientifique ; éclatement face auquel la science ne serait décidément qu’une idée, au sens de chimère.

Cependant, c’est également au XIXe siècle que le terme de philosophie des sciences semble apparaître et on le trouve notamment démocratisé par Ampère grâce au titre de son dernier ouvrage. L’Essai de philosophie des sciences d’Ampère (1834) est en fait une classification des sciences. Comte et Cournot empruntent également cette voie de la classification des sciences qui est vue comme une manière de mettre de l’ordre et de l’unité dans la diversité des sciences. Or, si ces savants s’intéressent à la démarche classificatoire, ce n’est peut-être pas accidentel et ce n’est peut-être pas parce qu’elle serait seulement digne d’intérêt pour aborder la diversité des sciences. Il suffit de regarder la pratique scientifique de l’époque pour observer l’importance de l’usage de la classification par les naturalistes, les médecins, les chimistes, mais aussi les mathématiciens.

Dès lors, une question émerge : la classification ne pourrait-elle pas être pensée comme étant un paradigme fondamental pour caractériser la science au XIXe siècle ? Ainsi, l’idée de science ne peut-elle pas trouver sa définition et son unité à travers le paradigme classificatoire ?

C’est cette hypothèse d’une identification entre science et classification qui sera examinée à l’aune des réflexions philosophiques sur les sciences menées par certains savants français du XIXe siècle pour lesquels l’idée de science ne doit pas être disjointe de la pratique de la science . Quoique l’ancrage de notre propos soit essentiellement historique, il ne suivra pas un ordre purement historique, mais aussi analytique, afin de déterminer ce que devient l’idée de science quand elle est assimilée à la pratique classificatoire.

Avec Ampère, l’héritage baconien et naturaliste sera mis en avant afin de montrer comment la classification est érigée en idée paradigmatique de la méthode expérimentale inductive telle qu’elle est décrite au début du XIXe siècle. Cependant, loin d’être isolée et anecdotique, cette réduction de l’idée de science à la classification est également explicitée et systématisée, à la fin du siècle, par Duhem.

Il s’agira alors de montrer que ce qui est impliqué, à travers cette idée de la science, est la mise en exergue du problème ontologique de la portée de la connaissance scientifique et la remise en question de la vérité correspondance. Si la science est synonyme de classification, que peut-on espérer connaître ?

Réalisme, conventionnalisme, nominalisme ou scepticisme sont autant d’options philosophiques qui sont ainsi mises sur le devant de la scène. Nous verrons comment, chez des savants comme Ampère, Cournot et Duhem, fonctionne une stratégie de « classification naturelle », synonyme de réalisme structural, permettant de fournir une Idée directrice pour orienter le progrès scientifique (qui implique notamment chez Duhem une discussion du conventionnalisme de Poincaré).

Enfin, la référence à Renouvier (un autre savant du XIXe siècle ayant attaché une grande importance à la notion de classification comme démarche scientifique) permettra de mettre en avant la notion de croyance. En effet, cette notion apparaît comme étant centrale pour toute réflexion sur le fondement de la science et est largement implicite dans les débats autour de la portée ontologique des classifications. Deux options philosophiques pourront alors être confrontées afin de caractériser l’idée de science : le phénoménisme et le phénoménalisme.

Bibliographie indicative :

  • Ampère, Essai sur la philosophie des sciences, ou Exposition analytique d’une classification naturelle de toutes les connaissances humaines, 1834.
  • Cournot, Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire, 1861.
  • Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, 1906.
  • Maine de Biran, Mémoire sur la décomposition de la pensée, 1804.
  • Maine de Biran, Correspondance philosophique Maine de Biran-Ampère, (Vrin)
  • Poincaré, La Science et l’hypothèse, 1902
  • Renouvier, Essais de critique générale, 1854-64 (puis augmentés et remaniés par les rééditions)