Du rôle esthétique de l’analogon dans l’art moderne selon Sartre (Sophie Astier-Vezon)

Atelier « L’art et les beaux-arts » 2020-2021,
animé par Jacques Doly et Jean-Michel Muglioni 

Samedi 22 mai 2021, 10h-12h30, visioconférence. Sophie Astier-Vezon, docteur en philosophie, professeur en classe préparatoire aux grandes écoles au lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand :

Du rôle esthétique de l’analogon dans l’art moderne selon Sartre

Présentation

Il me semblait intéressant de décrire la relation ambivalente entre un homme quasi aveugle, qui voulait à la fois être Spinoza et Stendhal, qui écrivait compulsivement au moins six heures par jour, et le monde de l’art, en particulier celui de la peinture, qui est essentiellement un monde d’objets ou d’images. Si l’on définit l’œuvre d’art comme la création d’un objet qui dédouble le monde pour questionner son sens et la projection matérielle du regard individuel que l’on porte sur lui pour en dégager le sens ou la beauté, on peut alors se poser une double question. On peut se demander si Sartre appréciait le monde des œuvres d’art autant qu’il vénérait celui des mots. Il n’y a pas nécessairement contradiction entre les deux puisque le langage et l’art sont deux modes d’appréhension du réel et fonctionnent comme des signes à travers lesquels nous visons des objets absents ou inexistants. Mais dans ce cas, l’art nous permet-il de voir au-delà du monde, de nous en arracher, ou bien possède-t-il en lui-même son propre sens, toujours déjà engagé dans la matière du monde ? À quel type de langage et de représentation conduit l’art, aux yeux de Sartre ?

On peut également se demander comment Sartre se positionnait face à l’art de son époque, sachant que l’on peut définir : 1) l’art moderne, né dans la seconde moitié du XIXe siècle, comme un mouvement qui met en avant l’expression d’une subjectivité singulière, délaissant le beau académique, le diktat du modèle ou le respect des thèmes imposés, cherchant uniquement à exprimer la signification que le réel a prise pour l’artiste, lequel cherche par la même occasion à devenir indépendant de la société, au point d’être « maudit » par elle ; et 2) l’art contemporain, apparu dans la seconde moitié du XXe siècle, comme une démarche artistique qui consiste à questionner les règles et les limites de l’art, comme une réflexion philosophique sur l’art, pratiquée par l’art lui-même. Quelle relation Sartre entretient-il avec ces mouvements artistiques, lui qui, après la guerre, met en place un cercle d’artistes existentialistes (succédant à Breton et accueillant des surréalistes dissidents) et réserve une rubrique à l’art dans Les Temps modernes ?

Ces deux questions peuvent trouver une même réponse si l’on s’attache à observer l’évolution, dans les textes sartriens, de la théorie de l’analogon, ce support physique et psychologique qui sous-tend chaque image : tout d’abord, dans ce que nous appellerons la « première esthétique », ou « esthétique par la négative » (valable globalement jusqu’en 1946), l’analogon est décrit comme ce qui permet de créer un lien entre la chose perçue et l’objet visé à travers elle, avec pour effet de déplacer et désincarner l’œuvre artistique, de la couper du monde. Mais ensuite, les premières pages de « Qu’est-ce que la littérature ? » en 1947, pourraient jouer le rôle de pivot, annonçant une deuxième période au cours de laquelle Sartre va construire une seconde esthétique, ou « esthétique de la présence ». Le « sens » de la toile (pour ne prendre que l’exemple de la peinture), devient alors un quasi-sensible à la fois présent et absent, toujours déjà présent à l’intérieur de la toile, qui affleure à sa surface, au lieu d’être visé au-delà, et que seul le regard peut transformer en mouvement et en vecteurs. Le sens s’est comme incarné dans la toile, c’est une signification qui s’est faite chose.

Ainsi, dès lors qu’il va fréquenter les ateliers des artistes et notamment rencontrer des peintres capables d’explorer le sens matériel de la toile, Sartre va tenter d’appliquer à l’art des concepts qui lui tiennent à cœur comme : la matière, le temps, l’engagement. Chacun des artistes rencontrés par Sartre (Calder, Hare, Giacometti, Masson, Wols, Lapoujade, Rebeyrolle, Leibowitz…) est à sa manière un visionnaire capable de transformer la distance en sensation, la perspective en profondeur, par une compression du signifié dans le signifiant matériel de l’œuvre. Or, cette capacité artistique apparaît déjà chez Le Tintoret ; Sartre se demande à son propos en 1961 : « Quel sera-t-il, ce nouvel objet plastique qu’il faut voir et sentir à la fois ? », faisant du peintre vénitien de la Renaissance le véritable précurseur de cet art matiériste moderne. La modernité en art ne serait donc pas selon Sartre liée à une époque ou à une appartenance à un mouvement, mais plutôt à la capacité artistique de produire un signe qui fait sens par lui-même, sans viser une signification au-delà, telle une signification close sur elle-même. Cette nouvelle conception sartrienne sonnerait alors comme une revanche de la matérialité de l’image sur la négativité de l’imaginaire grâce au « sens » de l’œuvre.

Les essais d’esthétique écrits par Sartre entre 1946 et 1970, bien que souvent méconnus, permettraient alors de tracer au sein de la philosophie sartrienne une nouvelle approche, plus phénoménologique et plus matérialiste de l’art. Ses réflexions sur l’art sauveraient ainsi Sartre d’une théorie de l’imagination sans images réelles et d’une dévalorisation dégradante de l’image physique. La praxis artistique a ainsi peut-être rétrospectivement modifié l’ontologie sartrienne ; certaines œuvres « modernes », faisant don de l’épaisseur énigmatique du monde, permettraient alors à l’art de synthétiser ce que la philosophie sartrienne séparait, l’en-soi et le pour-soi, réparant ainsi la célèbre faille ontologique.

Trois documents d’accompagnement de la séance à télécharger :

Conditions d’accès

Les ateliers sont ouverts à tout adhérent de la Société française de philosophie, dans la limite des places disponibles. Les non-adhérents peuvent également y assister avec l’accord du responsable de l’atelier. Toutefois, les salles ayant des capacités limitées et l’accès aux locaux étant soumis à des consignes de sécurité ainsi qu’à des consignes sanitaires, il est impératif de prendre contact préalablement avec un responsable de l’atelier.

Prendre contact (avant le 17 mai) pour assister à la séance ou pour obtenir le lien de visioconférence :

La condition esthétique de la philosophie (G. Pigeard de Gurbert)

Atelier « L’art et les beaux-arts » 2020-2021,
animé par Jacques Doly et Jean-Michel Muglioni

Séance prévue le 14 novembre 2020, reportée au 20 mars 2021

10h-12h30 visioconférence

Guillaume Pigeard de Gurbert, Professeur de Première supérieure au lycée Gay-Lussac de Limoges : La condition esthétique de la philosophie.

Présentation
(Vous trouverez ci-dessous le lien de téléchargement de l’exposé intégral)

Je partirai de ce fait, difficile à ne pas prendre en compte tant il est indissociable de son histoire, que la philosophie semble ne pouvoir se penser elle-même que dans sa relation aux beaux-arts et à l’art en général. La généralité de ce fait engage à en interroger le sens. Que l’art agisse parfois sur la philosophie comme un repoussoir ne fait que le confirmer : « le différend, c’est Platon qui le dit, est ancien entre la philosophie et la poésie » (La République, X, 607b).

Ni simple domaine voisin du sien, ni authentique territoire sur lequel elle s’exercerait de plein droit, l’art figure pour la philosophie une altérité déterminante. Cette détermination de la philosophie par l’art et plus encore par ses œuvres, prend fondamentalement deux significations, celle d’une autodétermination et celle d’une altérité constituante.

Son altérité, l’art la tient de la nature sensible des œuvres sans laquelle celles-ci ne seraient pas précisément des œuvres d’art. Or, la prise en compte incontournable de la dimension esthétique de l’art confronte la philosophie au problème de sa propre sensibilité. Et ce problème, loin d’être régional, engage la philosophie corps et âme.

On peut distinguer deux modalités principales de la condition esthétique de la philosophie. La première consiste à prendre pour ainsi dire directement le sensible en main afin de neutraliser son altérité pour en faire le corps docile que pilote l’intelligible qui s’y incarne. Cette modalité de la condition esthétique de la philosophie relève du régime mathématique de la pensée, de l’action d’intelliger, qui dissout l’altérité dans une ontologie de l’identité. On peut interpréter le faux départ de la Phénoménologie de l’Esprit, qui risquait d’enliser dans l’œuf le cycle du concept en l’installant dans la certitude sensible, comme une manière de désaveu rétrospectif, par la philosophie hégélienne, de sa condition esthétique. Repentir que l’entreprise encyclopédique aura pour objet d’effacer en situant l’intelligible au principe du sensible, celui-ci n’étant désormais plus autre chose que le corps que se donne l’intelligible en sortant de soi. Ici l’esthétique n’est pas tant le territoire du sensible que celui de l’apparence, conçue comme terrain d’action de l’intelligible œuvrant à sa propre réalisation.

La seconde modalité, la modalité pathétique, mobilise l’altérité sensible pour assurer un rapport au sensible favorable à la pensée. La philosophie y assume cette fois la sensibilité de la pensée. Elle va même jusqu’à surprendre la pensée en plein éblouissement, semblant l’exposer au joug de l’altérité. Seulement cette sensibilité de la pensée au beau est devenue une sensibilité pensante, et si le beau ravit la pensée, c’est qu’il l’exauce ce faisant. Si la condition mathématico-esthétique de la philosophie désamorçait par avance l’altérité sensible, sa condition pathétique, véritable sensibilité à l’intelligible, la simule. Dans le régime pathétique de la philosophe, la pensée pâtit bel et bien, mais de l’intelligible. C’est, au plus haut point, ce Beau qui appartient à l’éthique et dont Platon dit dans le Phèdre (250d) qu’il est ce qu’il y a de « plus éclatant » (ekphanestaton).

Ces deux modalités, quelles que soient leurs différences profondes, ont une motivation commune : faire que la sensibilité de la pensée ne compromette pas la philosophie mais garantisse sa nécessité de penser. L’esthétique mathématique commence par anesthésier la pensée afin qu’elle ne rencontre, en lieu et place de l’altérité sensible, que l’identité logique extériorisée. L’esthétique pathétique, elle, sublime l’altérité sensible en altérité intelligible.

Le déni mathématique de l’altérité sensible qui l’égale dans le temps à l’identité intelligible, comme sa sublimation pathétique, ne trahissent-ils pas l’un et l’autre deux conduites philosophiques pour conjurer la condition esthétique de la philosophie ?

Il faudrait alors tenter de suivre au plus près le travail philosophique sur le sensible à l’œuvre dans les arts, en reconsidérant, selon ce problème, la classification des différents arts qu’expose Hegel dans ses cours d’esthétique. Il faudrait, plus précisément encore, interroger cette dernière à partir de la hiérarchie qu’il établit dans L’Encyclopédie (§§ 402-403) entre le mutisme de l’affect (Empfindung) et les balbutiements du sentiment de « l’âme ressentante » (fühlende Seele). Bien qu’il garantisse a priori le primat de l’identité logique sur l’altérité esthétique, Hegel ne peut éviter le problème de l’affect qui expose la pensée à un dehors. Peut-être le sens de sa philosophie est-il à chercher dans son travail pour suturer le hiatus qui sépare l’affect du sentiment, et infléchir celui-là dans le sens de celui-ci.

Les œuvres d’art ne confrontent-elles pas la philosophie à sa propre condition esthétique qui lui fait sentir, au contact des œuvres d’art, le risque qu’elle ne pense pas et ne puisse pas penser ? Cette condition esthétique de la philosophie, qu’elle tente sans fin de se réapproprier, je propose de l’appeler « pathématique », le sens de ce terme dont l’usage s’est perdu étant largement attesté en philosophie, depuis Platon et Aristote, jusqu’au texte latin des Principes de la philosophie de Descartes. Extériorisation mathématique du même et éblouissement pathétique de l’autre ne doivent-ils pas se comprendre, en dernière analyse, à partir du risque congénital pour la philosophie d’un aveuglement pathématique ? L’art n’expose-t-il pas effectivement la philosophie à cette sensibilité de la pensée à l’autrement que pensable, sensibilité sans laquelle certes la pensée serait assurée a priori de son existence, mais qu’aurait-elle alors à penser d’autre qu’elle-même ?

Télécharger le texte intégral de l’exposé (tous droits réservés).

 

Peut-on penser l’art sans le beau ? (J.-M. Frey)

Atelier « L’art et les beaux-arts » 2020-2021,
animé par Jacques Doly et Jean-Michel Muglioni

Séance du 16 janvier 2021, 10h-12h30, en visioconférence.

Jean-Marie Frey, Professeur en Lettres supérieures au lycée Henri Bergson  d’Angers : Peut-on penser l’art sans le beau ?

Présentation

En 2019, le Conseil International des Musées propose une nouvelle définition du musée qui écarte résolument toute évocation de la beauté dans le domaine artistique. « Les musées, écrit-il, sont des lieux de démocratisation inclusifs et polyphoniques, dédiés au dialogue critique sur les passés et les futurs. Reconnaissant et abordant les conflits et les défis du présent, ils sont les dépositaires d’artefacts et de spécimens pour la société. Ils sauvegardent des mémoires diverses pour les générations futures et garantissent l’égalité des droits et l’égalité d’accès au patrimoine pour tous les peuples. Les musées n’ont pas de but lucratif. Ils sont participatifs et transparents, et travaillent en collaboration active avec et pour diverses communautés afin de collecter, préserver, étudier, interpréter, exposer, et améliorer les compréhensions du monde, dans le but de contribuer à la dignité humaine et à la justice. » En lisant cette définition, on se surprend à penser qu’il est temps de sortir de la torpeur métaphysique qu’engendre une trop longue fréquentation des vieilles philosophies et des œuvres du passé. On se dit qu’il faut renoncer à l’appel périmé de l’universel, qu’il convient au contraire de se tourner résolument vers une démocratisation « inclusive » et « polyphonique » permettant le dialogue entre des communautés diverses dans le respect de la diversité des passés, des futurs et des mémoires, et que les anciens espaces silencieux consacrés à la contemplation de belles œuvres doivent être remplacés par des lieux participatifs puisqu’il n’y a plus des œuvres dart mais seulement des « artefacts » et des « spécimens ». Une question, ici : peut-on penser l’art sans le beau ?

Nous envisagerons ce que pourrait signifier un art « débarrassé » du beau. On croit volontiers que la beauté artistique s’est retirée. On prétend alors que son décès est une chose entendue. Mais n’y a-t-il pas là une illusion ? Comment, sans référence aucune à la contemplation du beau, pourrions-nous, par exemple, envisager la distinction élémentaire de la production artistique et de la production technique ? Nous verrons que, dans le domaine artistique, la beauté ne se laisse pas faire. On la croit morte ou à tout le moins reléguée dans des expositions datées, exilée aux confins de temps lointains irrémédiablement passés. Or il se pourrait que l’art ne puisse pas se passer d’elle. Si l’art ne vise certes pas la représentation de belles choses, n’est-il pas essentiellement attaché, selon la formule de Kant, à la belle représentation d’une chose ? On a d’abord prétendu que les artistes révèlent la beauté aux hommes comme des prophètes dévoilant le Verbe divin. On a ensuite affirmé qu’ils en sont les créateurs. Dorénavant, on soutient couramment qu’ils la refusent, qu’ils la déconstruisent. Pourtant, nous verrons qu’elle est peut-être toujours là. Certes, elle n’est plus apparente. Elle se tient en retrait. Toutefois, elle ne meurt pas tout à fait. Elle ne se résout pas à quitter le monde des représentations. Elle le hante. Nous examinerons donc cette thèse : l’art est nécessairement habité par le beau !

Lire et télécharger ici le texte de l’intervention (tous droits réservés)

 

L’art et les beaux-arts 2020-2021 programme

Année 2020-2021

Atelier « L’art et les beaux-arts » (responsables : Jacques Doly et Jean-Michel Muglioni). Programme

Programme prévisionnel. 3 séances le samedi de 10h à 12h30 à l’ENS, 45 rue d’Ulm, Paris.

  • Samedi 16 janvier 2021, salle Simone Weil, Jean-Marie Frey, Professeur en Lettres supérieures au lycée Henri Bergson  d’Angers : Peut-on penser l’art sans le beau ?
  • Samedi 20 mars 2021, salle à préciser, Guillaume Pigeard de Gurbert, Professeur de Première supérieure au lycée Gay-Lussac de Limoges : La condition esthétique de la philosophie.
  • Samedi 22 mai 2021, salle Beckett,  Sophie Astier-Vezon, Docteure en philosophie, Professeure en classe préparatoire aux grandes écoles au lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand : Du rôle esthétique de l’analogon dans l’art moderne selon Sartre.

Les ateliers sont ouverts à tout adhérent de la Société française de philosophie, dans la limite des places disponibles. Les non-adhérents peuvent également y participer avec l’accord du responsable de l’atelier. Toutefois, les salles ayant des capacités limitées et l’accès aux locaux étant soumis à des consignes de sécurité, il est impératif de prendre contact avec un des responsables de l’atelier.

Renseignements pratiques, arguments et documents : à consulter dans l’agenda pour chaque séance.